nouveau cahier de la CNIL : “les données, muses et frontières de la création lire, écouter, regarder et jouer à l’heure de la personnalisation”

Les sondages nous rappellent régulièrement la place importante qu’occupent les pratiques culturelles dans la vie quotidienne des Français. Ces enquêtes ratent pourtant quelque chose d’essentiel. Elles sont impuissantes à nous révéler le rôle capital que joue la création culturelle dans notre existence aussi bien individuelle que collective. La lecture, la musique, les films et les séries mais aussi sans doute les jeux vidéo, bien au-delà du divertissement qu’ils nous procurent, ne sont-ils pas les lieux par excellence où ne cesse de s’élaborer et de se réinventer notre identité ? L’espace imaginaire qu’ils nous ouvrent n’est-il pas d’abord un laboratoire, un atelier où il nous est permis de confronter ce que nous pensons être à d’autres vies que les nôtres ; de nous projeter dans d’autres façons de penser, de sentir, d’aimer, en un mot, de conduire nos existences ? Pour le dire encore autrement, c’est au contact des oeuvres que nous ne cessons d’inventer et de comprendre les parents, les amis, les citoyens, les héros, les amants que nous sommes ou aspirons à être.
Reproduites et diffusées par ailleurs massivement selon des logiques industrielles et économiques, supports de l’élaboration d’imaginaires sensibles et politiques partagés, les oeuvres se situent donc au carrefour du plus collectif et du plus intime, au coeur de nos destins publics autant que personnels.
Placée aux avant-postes de la révolution numérique qui bouleverse un à un tous les pans de nos sociétés, la Cnil ne pouvait manquer d’interroger les impacts de cette mise en données du monde sur ce point focal de la construction de nos identités que constitue l’univers de la création et de la distribution de contenus culturels.
Les évolutions sur ce front sont en effet spectaculaires et nos nouvelles pratiques et consommations deviennent, ici comme ailleurs, productrices de données personnelles. Les données alimentent des algorithmes de personnalisation et de recommandations. Compagnons de plus en plus indispensables pour naviguer dans l’immensité des catalogues de contenus, ces algorithmes peuvent tout autant favoriser la découverte et la diversité qu’enfermer les individus dans des goûts stéréotypés ou des horizons très limités. N’entrevoit-on pas ici le risque d’une création et d’une consommation affadies qui ne seraient plus l’occasion de la rencontre d’une altérité et d’un imaginaire singuliers mais la scène d’un pâle monologue indéfiniment rejouée ?
La discussion ne doit pas restreindre la question de la valeur apportée à la personne par l’utilisation des données personnelles à la seule gratuité proposée à l’utilisateur. Elle doit au contraire envisager ce qui fait la valeur irremplaçable de la consommation culturelle : l’élargissement du champ des possibles et des pensables.
Face à ces tendances, les citoyens semblent mutiques. Pas ou peu de débat : la collecte de données personnelles serait devenue le « mal nécessaire » de l’accès à certains services numériques innovants.
Mais peut-on se résoudre à cette perspective ? Ne faut-il pas alors développer une culture de la donnée qui nous remette les uns et les autres au centre du paysage numérique, qui recrée une identité de la donnée elle-même au-delà de sa valorisation économique ?
Cependant, dans ce secteur et à travers la personnalisation, les données rendent aussi les services plus utiles – voire plus empathiques. Ayant connu une dématérialisation précoce, les industries culturelles font figure de laboratoire car elles se construisent autour de modèles économiques hybrides. Ceci crée une opportunité de sortir de l’impasse réductrice opposant protection des droits et innovation. Plutôt que de noyer la protection des données personnelles dans des conditions générales d’utilisation trop souvent imprécises et difficiles à comprendre, il faut la placer au fondement de la relation de confiance avec les utilisateurs. Des fonctions avancées requièrent l’accès à la localisation de la personne ? À ses mouvements ? À sa vitesse de déplacement ? Aux capteurs de son téléphone ou de ses objets connectés ? Demain, à ses émotions, son humeur ? Pourquoi pas… mais pour quoi faire ? Comment ? Dans quel cadre et avec quelles limites ? Et surtout, comment garantir que l’utilisateur ne soit pas soumis passivement à des analyses présentées comme étant effectuées « pour son bien » et qu’il consente bel et bien à l’utilisation de ses données pour ces services optionnels ? Comment démontrer que ces fonctions optionnelles ne sont pas des prétextes à une collecte qui, en réalité, ne trouve sa justification finale que dans des réutilisations commerciales ou publicitaires ?
Ce cahier IP3 doit contribuer à alimenter un débat sur l’intensité en données personnelles des outils de recommandation et de personnalisation qui se trouvent aujourd’hui au coeur du marché de la consommation de contenus culturels numériques. Il entend aussi constituer un appel à l’innovation des acteurs économiques, de ce secteur et de tous les autres, pour montrer que les entreprises, qui disent tout miser sur l’expérience utilisateur, sont aussi prêtes à relever le défi de l’éthique et de la confiance. Il veut surtout que les avant-gardes culturelles, marchandes et non marchandes, se saisissent du sujet et inventent le monde numérique de demain.
Isabelle FALQUE-PIERROTIN,
Présidente de la CNIL

au sommaire

  • Industries créatives, contenus numériques et données
  • Les contenus culturels vus au travers du prisme des données
  • Le graal de la recommandation et de la personnalisation
  • Demain, quelles créations et quels usages data-driven ?

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